Par Tiburce MONNOU
Avocat au Barreau National du Togo
On ne mesure plus les conséquences désastreuses de la crise covid-19 sur les économies du monde entier. Les Etats et surtout les entreprises sont en quête de solutions inédites pour se sortir à court terme des impacts immédiats de cette crise qui paralyse tout ou partie de leurs activités du fait des mesures, parfois drastiques, prises pour endiguer le mal. Certaines entreprises ont même demandé à une partie de leur personnel de rester à la maison, parfois parce que certains pans de leurs activités sont réduits, parfois par mesure de précaution sanitaire.
Parmi les solutions envisagées par diverses entreprises (mise en congé payé des employés, chômage technique) pour amortir le choc sur leur comptabilité et surtout sur leur survie tout court, l’interrogation est soulevée de savoir si un employeur peut mettre fin, avant terme, à un contrat de travail à durée déterminée d’un employé sous prétexte de la crise covid-19.
Le contrat de travail à durée déterminée, est, (selon les termes combinés des articles 43 et 44 du code du travail Togolais), un contrat conclu obligatoirement par écrit pour une durée, tout renouvellement compris, d’au plus quatre (04) années. La loi précise que le contrat de travail à durée déterminée ne peut avoir, ni pour objet, ni pour effet de pourvoir durablement à une activité liée à la vie de l’entreprise.
En principe, le contrat de travail à durée déterminée ne peut être rompu avant le terme défini par l’employeur et l’employé. En cas de rupture par l’une ou l’autre des parties avant le terme initialement fixé, la partie qui prend l’initiative de la rupture doit payer à l’autre un montant égal à la somme des salaires et avantages de toute nature dont le salarié aurait bénéficié pendant la période restant à courir jusqu’au terme du contrat. L’idée pour le législateur est de préserver l’emploi et de ne pas le précariser. L’employé, dans un rapport de travail, est présumé en position naturelle de fragilité de sorte que la législation veille à lui accorder une certaine protection pour équilibrer, un tant soit peu, les rapports contractuels entre l’employeur et l’employé. C’est d’ailleurs pour cette raison que la durée maximale du contrat de travail à durée déterminée est fixée par le législateur.
Mais le code du travail prévoit des cas de rupture anticipée, donc des exceptions à la règle d’interdiction de toute rupture avant terme. Le contrat de travail à durée déterminée peut donc être rompu avant terme par accord des parties, par résolution judiciaire, pour faute lourde et en cas de force majeure.
1. L’accord des parties : l’employeur et l’employé s’entendent pour ne pas continuer l’exécution de leur contrat. Il est classique en matière contractuelle que les parties puissent par une autre convention défaire leur propre loi. On parle alors de résiliation amiable ou conventionnelle[1].
Cette modalité de rupture du contrat de travail à durée déterminée peut être utilisée en ce temps de covid-19. Mais elle expose l’employeur à débourser de l’argent alors que l’avantage recherché est de faire des économies pour diminuer l’impact de la crise sur l’entreprise. Cette modalité ne constitue donc par un mécanisme efficace pour faire face à la crise de covid-19.
2. La résolution judiciaire : l’employeur ou l’employé peut saisir le Tribunal du Travail pour mettre fin au contrat de travail. Cela peut arriver dans le cas où l’une des parties n’exécute pas ses obligations contractuelles. Par exemple, l’employé qui ne met pas son activité professionnelle à la disposition de l’employeur comme convenu, ou l’employeur qui ne rémunère pas l’employé qui fournit pourtant son activité professionnelle. Il s’agit d’une rupture judiciaire pour inexécution par l’une des parties au contrat de ses obligations[2] ; une mise en œuvre en réalité de l’article 1184 du code civil de 1804 dans ses dispositions antérieures au 27 avril 1958 encore applicables au Togo.
La résolution judiciaire ne constitue pas non plus une voie efficace pour faire face à la crise covid-19. D’une part, parce que si d’aventure la fourniture de la prestation de travail de l’employé est interrompue pour raison de maladie du covid-19, le contrat se trouvera suspendu pour cause de maladie. D’autre part, si ce sont les difficultés économiques qui obligent à rompre le contrat, cela ne peut se faire que par voie conventionnelle ou dans le cadre d’une procédure de licenciement pour motif économique. Enfin, la voie judiciaire est une voie longue qui n’offre pas une efficacité immédiate.
3. La faute lourde[3] : C’est le cas où l’employé a commis une faute très grave qui oblige l’employeur à décider de mettre fin au contrat de travail. Mais on peut également avoir le cas dans lequel l’employé peut reprocher à l’employeur d’avoir commis une faute inexcusable équivalente à la faute lourde. Par exemple, le refus de l’employeur de mettre en œuvre des mesures légales de santé, de fournir des dispositifs de protection des salariés sur le lieu de travail lorsque ceux-ci travaillent dans des conditions qui exposent leur santé ou leur intégrité physique à des risques professionnels[4].
Dans le cadre de la pandémie de covid-19, si l’employeur ne met pas en œuvre, sur le lieu de travail, les mesures-barrières préconisées par les autorités sanitaires, et que cela met en danger les employés, un employé recruté à durée déterminée peut valablement se fonder sur ce motif pour reprocher une faute lourde à l’employeur et mettre fin au contrat à durée déterminée. De même, l’employé qui refuse de respecter les mesures-barrières et qui met en danger la vie des autres employés de l’entreprise par son comportement à risque peut amener l’employeur à mettre fin à son contrat à durée déterminée pour faute lourde.
4. La force majeure : Le code du travail ne définit pas la force majeure. Le code civil ne donne pas non plus de définition de la force majeure. Son point d’ancrage textuel en matière contractuelle est l’article 1148[5] du code civil (version de 1804 dans ses dispositions antérieures au 27 avril 1958). Cet article pose la règle de l’absence de condamnation du débiteur d’une obligation lorsqu’il « a été empêché de donner ou de faire ce à quoi il était obligé, ou a fait ce qui lui était interdit. » Les contours de la force majeure[6] ont été dessinés par la jurisprudence. La force majeure est ainsi présentée comme un évènement irrésistible, imprévisible et extérieur à celui qui l'invoque[7]. La Cour de cassation française a même admis la maladie comme un cas de force majeure : « Il n'y a lieu à aucuns dommages-intérêts lorsque, par suite d'une force majeure ou d'un cas fortuit, le débiteur a été empêché de donner ou de faire ce à quoi il était obligé, ou a fait ce qui lui était interdit ; il en est ainsi lorsque le débiteur a été empêché de s'exécuter par la maladie, dès lors que cet événement, présentant un caractère imprévisible lors de la conclusion du contrat et irrésistible dans son exécution, est constitutif d'un cas de force majeure. C'est à bon droit qu'une cour d'appel décide que constituent des circonstances caractérisant un cas de force majeure exonérant le débiteur de son obligation de livrer une machine industrielle l'incapacité temporaire partielle puis la maladie ayant entraîné son décès, dès lors que l'incapacité physique résultant de l'infection et de la maladie grave survenues après la conclusion du contrat présentait un caractère imprévisible et que la chronologie des faits ainsi que les attestations relatant la dégradation brutale de son état de santé faisaient la preuve d'une maladie irrésistible[8] ».
En matière du droit du travail, il a été admis que « la force majeure, permettant à l'employeur de s'exonérer de tout ou partie des obligations nées de la rupture d'un contrat de travail, s'entend de la survenance d'un événement extérieur, irrésistible ayant pour effet de rendre impossible la poursuite du contrat de travail[9] ».
La doctrine rappelle que la force majeure est un évènement qui rend impossible le maintien de « l'exécution du contrat de travail sans qu'il y ait une volonté de l'employeur ou du salarié d'y mettre fin et sans que soit engagée la responsabilité de l'une ou l'autre des parties dans cette cessation des relations de travail[10] ».
La force majeure est admise par la jurisprudence en cas de destruction intégrale des installations d'une société ou d’un arrêt total de la fabrication d'un secteur suffisamment important[11], de l'impossibilité absolue et durable de poursuivre l'exécution du contrat de travail à la suite d’un incendie d’origine criminelle[12]. Un évènement entraînant des difficultés momentanées n’est pas considéré comme un cas de force majeure[13]. La destruction partielle ne peut être considérée comme un cas de force majeure[14] ; le décès par suite de maladie d’un employé âgé de 83 ne constitue pas un cas de force majeure[15].
La crise sanitaire actuelle qui a obligé le gouvernement a décrété un état d’urgence sanitaire et pris des mesures drastiques pour lutter contre la pandémie de covid-19 pourra-t-elle impacter les activités économiques d’une entreprise au point de constituer un cas de force majeure ?
Le cas qui nous intéresse plus spécifiquement est de savoir si la crise de covid-19 peut constituer un cas de force majeure et causer la rupture d’un contrat de travail à durée déterminée ?
Pour être constitutif d’un cas de force majeure, le fait ou l’évènement invoqué doit être imprévisible, irrésistible ou insurmontable. Une certaine doctrine pense que le caractère imprévisible «exclut en principe le risque économique que, par nature, l’entreprise doit supporter »[16].
Le covid-19 est, selon les scientifiques, un nouveau coronavirus pour lequel il n’existe pas de vaccin. Les remèdes qui y sont apportés le sont à tâtons puisque divers essais cliniques sont lancés pour prouver ou non leur efficacité. Le caractère étranger de cette crise aux entreprises ne fait pas de doute. Les querelles entre scientifiques au sujet des remèdes à administrer aux malades du covid-19 font la preuve du caractère imprévisible, inattendu de ce virus. La propagation rapide de ce virus et le nombre impressionnant de ses victimes témoignent de son ampleur sur les diverses sociétés affectées. On a pu observer dans plusieurs parties du monde la fermeture des usines et des entreprises consécutive au confinement partiel ou général décrété par les différents gouvernements.
Cependant cette imprévisibilité ne suffirait pas à caractériser la force majeure. La crise covid-19 doit nécessairement rendre impossible le maintien du contrat de travail à durée déterminée pour pouvoir en justifier la rupture. Il faut se trouver dans « l'impossibilité absolue et durable de poursuivre l'exécution du contrat de travail[17] » pour invoquer le covid-19 comme un événement imprévisible et irrésistible entraînant la rupture du contrat de travail du salarié.
En définitive, la crise de covid-19 ne peut provoquer la rupture d’un contrat de travail à durée déterminée que si elle réunit les caractères d’extériorité, d’imprévisibilité, d’irrésistibilité. Elle doit rendre impossible le maintien du contrat de travail à durée déterminée. L’employeur doit être dans l’impossibilité de donner au travailleur les conditions de travail (sécurité, santé et d’hygiène) lui permettant de fournir son activité professionnelle ou qu’une partie ou la totalité des activités de l’entreprise doivent être durablement affectées de manière à causer un arrêt presque irréversible des activités de l’entreprise ou à empêcher la continuation de l’activité de l’entreprise pour une durée relativement longue. Le terme du contrat de travail à durée déterminée sera nécessairement pris en compte dans l’appréciation de l’impact de la pandémie sur l’exécution de l’activité professionnelle en temps de covid-19.
La force majeure met fin immédiatement au contrat de travail à durée déterminée sans paiement de dommages-intérêts à l’employé équivalents aux salaires et avantages dont il aurait bénéficiés jusqu’au terme du contrat de travail à durée déterminée. Mais l’indemnité de congé est due dès lors qu’elle est acquise au salarié jusqu’à la date de la rupture.
En tout cas, « L'appréciation faite par le juge est extrêmement rigoureuse, compte tenu du caractère protecteur des dispositions du droit du travail et des effets de la force majeure quant à la rupture des relations contractuelles[18] »
Le juge du travail aura certainement à arbitrer au cas par cas pour déterminer si les critères de la force majeure sont réunis.
CONCLUSION
On peut, en somme, conclure que la mise en œuvre d’une rupture anticipée du contrat de travail à durée déterminée pour cause de covid-19 ne sera pas aisée pour les employeurs. La loi du travail, protectrice des emplois, a soumis la rupture du contrat de travail à durée déterminée avant le terme convenu par les parties à des conditions qui ne laissent pas la main libre à l’employeur.
Ces conditions risquent même de devenir impossibles à mettre en œuvre si comme cela a été décidé ailleurs, le gouvernement venait à interdire aux entreprises de licencier
[1]Henri et Léon MAZEAUD, Jean MAZEAUD, François CHABAS, Leçons de droit civil, Obligations, théorie générale, 9e édition, Montchrestien, page 846, N°722 ; [2]Le contrat de travail étant un contrat à exécution successive, la résolution ne rétroagit qu’au jour de l’inexécution. Dans un contrat instantané, la résolution efface le contrat. Il a été admis en France que la résolution judiciaire du contrat de travail à durée déterminée puisse être obtenue en cas de faute grave : « la faculté de poursuivre la résiliation judiciaire du contrat à durée déterminée en vertu de l'article 1184 du code civil, en cas d'inexécution par l'une d'elles de son engagement, il résulte des dispositions d'ordre public de l'article L. 122-3-9 du code du travail que cette résiliation n'est possible pour faute que si celle-ci revêt le caractère d'une faute grave » (Soc. 20 mars 1990, D. 1991. 143, note J. Mouly). [3]Article 58 alinéa 2 Convention Collective Interprofessionnelle du Togo : « Sont considérés comme fautes lourdes d’ordre professionnel sous réserve de l’appréciation de la juridiction compétente en ce qui concerne la gravité de la faute : - Le refus d’exécuter un travail entrant dans le cadre des activités normales relevant de l’emploi ; - La violation caractérisée d’une prescription concernant l’exécution du service et régulièrement portée à la connaissance du personnel ; - La malversation ; - Les voies de fait commises dans les bureaux, locaux, ateliers ou magasins de l’établissement ; - La violation du secret professionnel ; - L’état d’ivresse caractérisé. Cette liste n’est pas limitative ». .La faute lourde n’est invoquée que sous réserve de l’appréciation de la gravité de la faute par le juge du travail. (Article17 de la Convention Collective Interprofessionnelle du Togo) [4] L’article 173 du code du travail dispose « Tout établissement ou toute personne dont l’activité comporte des risques majeurs d’accident ou de maladie professionnelle doit observer des mesures adéquates d’hygiène, de sécurité et de santé. » Les entreprises, quelles qu’elles soient, au regard de la crise covid-19, sont tenues de mettre en place des protocoles pour rendre applicables en leur sein les gestes-barrières recommandées par l’OMS et les autorités sanitaires locales. Ces gestes-barrières sont reconnus comme des mesures d’hygiène pouvant aider à protéger contre la contamination. [5] Fabrice GRÉAU, Professeur à l'Université Paris-Est Créteil (Paris 12) « Force Majeure » Répertoire de Droit Civil Dalloz, juin 2017, N°2 [6] Aujourd’hui, la force majeure est abordée à l’article 1218 du code civil français issu de la réforme opérée par l’ordonnance 2016-131 du 10 février 2016. Cette réforme a vu fusionner les anciens articles 1147 et 1148 pour donner l’article 1231-1 qui pose désormais la règle de l’absence de condamnation du débiteur contractuel lorsque « l'exécution a été empêchée par la force majeure ». [7]Cass., ass. plén., 14 avr. 2006, nos 02-11.168 et 04-18.902 , Bull. ass. plén., nos 5 et 6 ; D. 2006. 1577, note Jourdain ; D. 2006. Somm. 1933, obs. Brun ; D. 2006. Somm. 2638, obs. Fauvarque-Cosson ; JCP 2006. II. 10087, note Grosser ; RTD civ. 2006. 775, obs. Jourdain ; Defrénois 2006. 1212, obs. Savaux ; RDC 2006. 1207, obs. Viney ; Gaz. Pal. 9-11 juill. 2006, concl. de Gouttes – Adde : MEKKI, La définition de la force majeure ou la magie du clair-obscur, RLDC 2006/ 29, p. 17). [8]Cour de cassation - Assemblée plénière — 14 avril 2006 - n° 02-11.168 [9]Cour de cassation - Chambre sociale — 7 décembre 2005 - n° 04-42.907 [10]Jean-Pierre Duprilot, Maître de conférences à l'Université Lyon I, Avocat G.I.E. Lexel« Contrat de travail à durée indéterminée :Modes de rupture autres que le licenciement», article publié dans le Répertoire du droit du travail Dalloz, janvier 1994 (actualisation : janvier 2015), N°267.(Soc. 16 mai 2012, no 10-17.726 , Dalloz actualité, 11 juin 2012, obs. Ines ; RDT 2012. 420, obs. Tournaux ; D. 2012. 1864, note Fardoux ; RJS 7/2012, no 627).
[11](Soc. 27 avr. 1989, CSB 1989. 123, S. 69). [12](Soc. 30 avr. 1997, RJS 8-9/1997, no 970). [13](Soc. 11 juill. 1989, CSB 1989. 185, B. 92 ; 24 oct. 1989, ibid. 1989. 233, B. 120) [14](Soc. 4 juill. 1978, Bull. civ. V, no 544) [15]Cour de cassation - Chambre sociale — 19 juin 1996 - n° 94-43.429 [16] Jean-Pierre Duprilot, Maître de conférences à l'Université Lyon I, Avocat G.I.E. Lexel« Contrat de travail à durée indéterminée : (Modes de rupture autres que le licenciement : conditions) », article publié dans le Répertoire du droit du travailDalloz, janvier 1994 (actualisation : janvier 2015), [17]Soc. 30 avr. 1997, RJS 8-9/1997, no 970). [18]Jean-Pierre Duprilot, opt. cité.
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